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Le Compte Carbone, solution universelle pour réduire nos émissions ?

Une interview d'Armel Prieur

Combien de fois ai-je cherché à répondre à cette question cruciale : comment est-il possible de réduire collectivement nos émissions carbone ?

Il faudra bien, même si nous n'en prenons pas encore le chemin, respecter les engagements que nos dirigeants ont pris lors des Accords de Paris, en 2015.

Rappelons-les, ces engagements, pour ne pas les perdre de vue : passer, d'ici 2050, de 700 millions de tonnes de carbone (ou équivalent) émis chaque année, à 150 millions de tonnes. Soit une division par plus de 4 (le fameux "facteur 4").

Aujourd'hui, et malgré la crise sanitaire, qui a réduit l'activité économique de 8%, et les émissions de presque d'autant, nous ne sommes toujours pas sur une trajectoire de réduction durable des gaz à effet de serre, en France. Comme si "pour le climat, on sait pas". Il y aurait trop d'obstacles : les gilets jaunes, les faillites d'entreprises, les risques sur l'emploi...

On est d'accord : pour que des mesures concrètes de transition écologique soient prises, il faut qu'elles soient justes, et qu'elles concernent tout le monde.

Pas simple, il est vrai. Mais possible, d'après Armel Prieur, artisan de la promotion et de la diffusion du Compte Carbone, que j'ai eu le plaisir d'interviewer. Selon lui, avec le Compte Carbone, il est possible de parvenir à 2 tonnes de CO2 ou équivalent, par habitant, en France, avant 2050. C'est à dire ce qu'il faut pour limiter le réchauffement à +1.5°C.

Entrons tout de suite dans le vif du sujet, car la promesse est pleine d'espoir.

Mes questions sont simples, et les réponses d'Armel Prieur, très concrètes, m'ont fait beaucoup réfléchir.

Comment fonctionne le Compte Carbone ?

Un engagement de résultat

"Le Compte Carbone" est une proposition qui s'engage sur un résultat : la réduction garantie de 6% par an des émissions carbone des Français.

Pour parvenir à ce résultat, chaque habitant se verra attribuer un compte de 10 000 kilos de carbone à dépenser, pour une année. Pour toute dépense, ce compte sera débité du montant carbone correspondant.

Chaque année, le budget carbone sera réduit de 6% : 10 000 points carbone la 1ère année, 9400 points la 2ème année, 8836 points la 3ème année, jusqu'à atteindre 2000 points, et réussir notre transition écologique."

Descente carbone pour les entreprises comme pour les consommateurs

"Les entreprises qui fournissent les produits les plus carbonés auront intérêt, pour continuer à vendre autant, à réduire le contenu carbone de leur production. Sinon, les consommateurs choisiront un produit équivalent, mais moins carboné. Ils pourront aussi faire le choix de ne pas acheter le produit. Le Compte Carbone vise la mise en concurrence des entreprises pour réduire le contenu carbone des produits. Tout en comptant sur une plus grande sobriété des consommateurs, pour atteindre notre objectif écologique commun."

Achat et vente des points carbone

"Si une personne a besoin d'un nombre de points carbone supplémentaires, pour faire face à ses projets de consommation, il lui sera possible d'en acheter, auprès des personnes qui ont trop de points pour leurs dépenses, par l'intermédiaire d'une autorité d'échange du point carbone. Les vendeurs seront le plus souvent des personnes aux revenus modestes, qui ne prennent pas l'avion, ou n'ont pas de voiture. En vendant leurs points, ils bénéficieront d'une source de revenus supplémentaire. L'échange fonctionnera comme un marché, selon le principe de l'offre et de la demande : plus la demande sera importante par rapport à l'offre, plus le prix du point carbone augmentera."

Comment suivre son Compte Carbone

"Chaque détenteur de Compte Carbone recevra un relevé mensuel de ses dépenses globales de points carbone. En deçà de 1000 points restants, il.elle recevra une alerte indiquant qu'il lui faut acheter des points supplémentaires sur le marché, en cas de besoin. En fin d'année, un relevé complet sera établi, permettant ainsi aux personnes excédentaires de vendre les points non dépensés.

Ce relevé annuel contiendra aussi le Compte Carbone de l'administration publique. Aujourd'hui, les services publics dépensent l'équivalent de 1300 points carbone par an et par habitant. Leur descente carbone est indispensable pour tenir nos objectifs. L’État devra rendre compte chaque année des résultats obtenus pour réduire l'impact des services publics. Dans ce système, l’État participera directement à l'effort collectif, et aura une obligation d'information de tous les citoyens sur ses propres résultats."

Exemple concret pour une famille

"Prenons l'exemple d'une famille : deux parents et deux enfants. Les parents auront chacun un Compte Carbone de 10 000 points, et leurs enfants une demi-part, soit 5000 points. Cette famille aura donc 30 000 points à dépenser, la première année. Pour l'établissement de leurs Comptes Carbone, ils auront déclaré l'ensemble de leurs moyens de paiement autorisés par la comptabilité des points carbone : CB , prélèvements automatiques et applications mobiles, principalement. Pour les règlements par chèques ou espèces, le débit des points carbone passera par leur carte électronique (bancaire ou administrative, pour les gens qui n'ont pas de CB) sans qu'elle ne soit débitée en euros.

Les commerçants utiliseront leur terminal de paiement. A chaque achat, un Compte Carbone appartenant à la famille sera débité du nombre de points carbone correspondant aux produits achetés."

Les consommateurs seront bien informés des contenus carbone des produits

"Les consommateurs bénéficieront d'une vaste campagne d'informations sur les contenus carbone des différents produits, afin d'éclairer leurs choix. En magasin, toutes les étiquettes de prix contiendront le montant correspondant en points carbone.

Pour les consommateurs, la transition écologique reposera sur des choix individuels et collectifs plus sobres. Mais ils ne seront pas les seuls à faire des efforts. Les entreprises contribueront, en même temps, à atteindre ces objectifs, et permettront aux consommateurs de profiter de leurs résultats."

Voyons maintenant comment fonctionne le Compte Carbone du côté des entreprises."

Comment fonctionne le Compte Carbone pour les entreprises ?

"Imaginons une entreprise qui produit des pantalons.

Aujourd'hui, le pantalon moyen coûte 23 kg de CO2 à la planète. Avec le Compte Carbone, il coûtera 23 kg de CO2 à son acquéreur. Il sera peut-être tenté d'en acheter deux,comme avant. Mais si son Compte Carbone ne le permet pas, il n'en achètera peut-être qu'un seul, au lieu de deux."

Un intérêt bien compris à réduire le contenu carbone des produits

"Donc, si le fabricant veut vendre autant de pantalons qu'auparavant, il aura intérêt à tout faire pour réduire le coût carbone de ses produits. Il pourra se donner pour objectif d'arriver à 10 kg de carbone par pièce, par exemple. Ainsi, le consommateur pourrait lui acheter deux pantalons plutôt qu'un, comme avant. A la clé, une économie de 4 kg carbone. Voire beaucoup plus, si le consommateur se met au défi d'une plus grande sobriété. S'il s'aperçoit qu'un seul pantalon lui suffit, parce qu'il en a d'autres qui sont encore mettables, on aura économisé 14 kg de carbone."

Le calcul des contenus carbone des produits

"Une des questions principales de la méthode, c'est : comment calcule-t-on le contenu carbone d'un produit ?

Il se trouve qu'en France, il existe un organisme pilote dont le travail et les compétences sont reconnus dans le monde entier : l'Ademe. On trouve déjà sur son site les contenus carbone de la plupart des produits que l'on peut acheter (si vous souhaitez consulter cette base de données, il vous faudra d'abord créer un compte, et c'est gratuit pour tous). Bien sûr, il s'agit d'évaluations, qui peuvent varier en fonction des différentes entreprises qui les produisent. Mais on pourra, au départ, appliquer le Compte Carbone en partant de ces évaluations, en attendant que les entreprises montent en compétence pour évaluer elle-mêmes le contenu carbone de leurs propres produits.

Lorsqu'elles seront en mesure de le faire, les entreprises devront calculer et déclarer le contenu carbone de leurs produits à la vente. Elles devront tenir compte de tous les inputs, tout ce qui est nécessaire pour produire, y compris le chauffage de leurs bâtiments, leurs coûts de transport, et les matières importées. Des spécialistes de la comptabilité carbone les assisteront, au départ, dans ces démarches.

Dans une logique comparable à la déclaration de TVA, les contenus carbone de la production d'une entreprise, au débit de leur compte, seront compensées par le crédit du contenu carbone de leurs ventes."

La concurrence par les points carbone

"Tout cela est un peu technique : retenons que les entreprises devront déclarer l'information nécessaire à l'étiquetage carbone de tous les produits. Rapidement, ce système va inciter les entreprises à agir pour réduire le coût carbone de leurs produits. Elles seront incitées à le faire pour que leurs produits soient concurrentiels en points carbone, et non plus seulement par leur prix. Les entreprises participeront donc, au même titre que les consommateurs, à l'effort collectif de protection du climat, en réduisant elles aussi leurs émissions de gaz à effet de serre."

Où s'appliquerait le Compte Carbone ?

"Notre proposition de Compte Carbone s'adresse d'abord à la France, qui peut offrir un terrain d'expérimentation exemplaire, capable d'inspirer les autres pays, notamment occidentaux. Après tout, nous avons déjà inventé la TVA, et elle existe désormais partout dans le monde.

Nous avons l'ambition d'étendre le dispositif à d'autres pays européens, dont le niveau de vie est comparable à celui des Français : l'Espagne et l'Italie, par exemple. L'extension du Compte Carbone à toute l'Union Européenne se heurte à des inégalités bien réelles de niveau de vie. S'il est indispensable de réduire ces inégalités, notre objectif prioritaire est la descente carbone dans les pays les plus impactants, à haut revenu moyen. A terme, les pays d'Europe les plus pauvres pourront rejoindre le dispositif, lorsque nous aurons atteint un seuil comparable d'émissions.

L'idéal serait, bien sûr, que l'ensemble des pays du monde puisse mettre en œuvre le Compte Carbone."

Ma question suivante est logique : qui va s'occuper de centraliser les données pour le fonctionnement du Compte Carbone ?

Qui fera fonctionner le dispositif du Compte Carbone ?

D'abord, organiser un référendum

"Pour susciter l'adhésion du plus grand nombre sur cette proposition, nous pensons qu'il faut soumettre l'adoption du Compte Carbone au référendum. La campagne sera ainsi l'occasion de sensibiliser les citoyens aux enjeux et au fonctionnement de ce dispositif.

Une fois le Compte Carbone acté, une Agence Carbone sera créée, sous l'autorité du 1er Ministre. Cette agence devra gérer :

  • les Comptes Carbone des consommateurs, avec leurs dépenses et leurs éventuels rachats de points ;
  • les Contenus carbone des produits, déclarés par les entreprises, et la transmission de ces informations aux commerçants ;
  • l'information et l'assistance des consommateurs et des entreprises."

Protection des données personnelles et transparence sur les résultats

"L'agence aura également la responsabilité de la protection juridique des données. Organisme paritaire (avec des représentants de l’État, des entreprises et des consommateurs), elle devra rendre compte des résultats annuels de la descente carbone du pays, mais aussi de la gestion des fraudes éventuelles, et de sa gouvernance. Son fonctionnement devra être le plus transparent possible, pour optimiser l'adhésion de tous à sa mission pour le climat."

Personnellement, je suis prête ! Alors, c'est quand qu'on commence...?

Quel avenir pour le Compte Carbone ?

"Le Compte Carbone est à l'état de projet, mais nous sommes nombreux à réfléchir pour le rendre le plus concret et le plus attractif possible."

Pierre Calame est l'inventeur du Compte Carbone

"Au départ, c'est une idée de Pierre Calame, dans son livre Essai sur l'œconomie, qui date de 2009, et qu'il a développé dans un autre livre, Petit traité d'oeconomie, paru en 2018.

Sa réflexion provient d'une question posée par Anil Agarwal, écologiste indien, qui l'interpellait au sujet des puits de carbone : "Notre forêt amazonienne absorbe une partie du carbone que tous les Humains rejettent. Mais personne ne nous dédommage pour ce service rendu à la planète entière. Or, si notre forêt est un bien commun, il nous faut, collectivement, la protéger." Pierre Calame a conçu, sur la base de cette question, l'idée d'une responsabilité collective des émissions carbone, qui doivent, par conséquent, être rendues visibles et contrôlables par chacun.

Depuis, plusieurs groupes de réflexion se sont emparés du sujet, et cherchent à le traduire en un projet concret, au fonctionnement viable. Tout ce que je viens d'expliquer est né de ces réflexions.

L'avenir du Compte Carbone dépend un peu de chacun de nous.

Sommes-nous d'accord avec l'idée d'une règle collective qui s'impose à tous, pour parvenir à une descente carbone compatible avec les Accords de Paris ? Si oui, sommes-nous prêts à prendre en charge, individuellement, notre part ? Si la réponse est également positive, le Compte Carbone fera le reste. Nous n'aurons plus à nous demander si nous en faisons assez, ou pas assez, pour le climat. Nous ferons toutes et tous ce qu'il faut. Nous agirons toutes et tous en fonction des nécessités d'un équilibre climatique viable. Nous serons toutes et tous logés à la même enseigne, dans le but de protéger notre écosystème, ce bien qui appartient à tous, ce bien commun.

Ma mission, aujourd'hui, est d’œuvrer activement pour la diffusion du Compte Carbone."

Merci, Armel, de promouvoir une méthode concrète qui pourrait aboutir à de vrais résultats pour le climat.

Ce que j'apprécie, au delà de la perspective de protection du climat, c'est le potentiel fédérateur du Compte Carbone. Bien sûr, il y aura des réticences à la mise en œuvre d'un tel système. Des résistances, même. Mais à la question : "Pouvons-nous continuer à ne rien faire ?", qui répond encore "oui" ? Et, si la réponse est "non", comment faire pour obtenir des résultats concrets ?

Voici un petit clip qui présente la méthode.

Le Compte Carbone a d'abord le mérite de proposer une méthode. Personnellement, j'apprécie que cette méthode fasse de nous des acteurs, et non des victimes.

Et vous, qu'en pensez-vous ? Auriez-vous des questions à poser sur le Compte Carbone ?